- ÉLECTORALE (SOCIOLOGIE)
- ÉLECTORALE (SOCIOLOGIE)La sociologie électorale est sans doute l’une des branches les plus connues de la science politique. Elle est aussi l’une des plus originales: juristes, philosophes ou historiens, qui disputent souvent aux «politistes» l’objet même de leur discipline, manifestaient naguère peu d’intérêt pour l’étude scientifique des élections. Les premiers travaux dans ce domaine n’en ont eu que plus d’éclat. En engageant les études politiques dans la voie des recherches empiriques, ils ont contribué à les détacher des disciplines mères normatives et à consolider leur autonomie parmi les autres sciences sociales.On s’accorde à voir l’acte de naissance de la sociologie électorale dans le Tableau politique de la France de l’Ouest sous la troisième République publié par André Siegfried en 1913. Depuis cette date, la discipline a connu un développement considérable dans toutes les démocraties libérales et même dans des États de tradition démocratique plus récente. Ce développement s’est fait longtemps suivant deux voies parallèles, et selon des méthodes très différentes: la première, surtout représentée en France et en Belgique, s’inscrivant dans la ligne des travaux géographiques d’André Siegfried; la seconde, en honneur dans les pays anglo-saxons, s’insérant plutôt dans le mouvement général du progrès des techniques et des hypothèses de la psychologie sociale. Aujourd’hui, les deux courants se sont mêlés. Même si chaque pays continue de suivre une tendance dominante, il n’est plus possible d’opposer l’école française à l’école américaine. En France comme aux États-Unis, les deux grandes approches – analyse géographique ou, mieux, écologique et analyse psychosociologique – sont utilisées conjointement. Chacune a son intérêt, chacune ses limites. Seule leur combinaison permet de proposer une explication satisfaisante du comportement électoral.1. Écologie électoraleLe terme d’écologie est emprunté aux sciences naturelles où il désigne l’étude du milieu où vivent les êtres vivants et les rapports de ces êtres avec le milieu. Il est passé dans les sciences sociales non sans une certaine altération: par écologie, on n’entend plus seulement, en effet, l’analyse de l’influence de l’environnement territorial sur les comportements sociaux, mais, plus largement, l’étude de ces comportements à partir des informations données dans le cadre d’unités territoriales appelées parfois «collectifs».Types d’explication écologiqueLa méthode écologique fait appel à trois grands types de facteurs pour expliquer le comportement des individus: les facteurs géographiques, les facteurs sociologiques, les facteurs historiques.On cherche dans la localisation des électeurs la raison de leur comportement. Le géographe s’efforce d’apprécier l’influence sur les votes des caractéristiques physiques (géologie, relief, etc.) de l’unité territoriale considérée. Il établit, par exemple, que les abstentions sont généralement plus nombreuses dans les communes de montagne, où l’altitude fait obstacle aux communications, que dans les plaines et les vallées. Il tente également de situer l’unité en cause par rapport au champ des forces sociales et politiques qui constitue son environnement: il n’est pas inutile, par exemple, de mettre en relation la distribution des votes et la zone de diffusion d’un journal engagé (cf. le rôle de La Dépêche du Midi dans les premiers référendums de la Ve République). Dans son remarquable tableau électoral du sud des États-Unis (Southern Politics ), V. O. Key Jr. retient ce facteur de proximité géographique – sous le nom de friends and neighbours – parmi ses principes d’explication. Du fait des «amis et voisins», chacun des candidats a un succès beaucoup plus marqué dans la région où il vit et même dans celle où il a ses attaches familiales que dans le reste de la circonscription.La structure sociale de l’unité territoriale considérée peut expliquer les votes qui y sont exprimés. Le sociologue considère par exemple la structure socio-professionnelle, celle des revenus, des âges ou celle de la pratique religieuse et met en relation les proportions qu’il enregistre avec les proportions de votes en faveur des divers partis; mise en relation qui s’est effectuée longtemps par le biais d’une comparaison de cartes géographiques: comparaison de la carte communiste et de la carte des ouvriers, de la carte des démocrates-chrétiens et de la carte de la pratique religieuse, etc. Aujourd’hui, la recherche des correspondances est souvent menée en utilisant l’arsenal des techniques statistiques de la mesure de la corrélation.On peut chercher dans les votes antérieurs la raison des votes exprimés à une date donnée. L’historien des élections peut chercher, par exemple, à établir l’identité d’un phénomène politique à travers l’évolution de sa répartition sur le territoire. Que cette répartition change ou non d’une élection à l’autre n’est pas sans signification, en effet, du point de vue de la nature du parti considéré: un parti structuré et solidement implanté dans une catégorie sociale déterminée risque beaucoup moins de voir la géographie de son électorat bouleversée entre deux consultations qu’un parti regroupant des clientèles personnelles sans attaches sociales particulières. L’analyse historique permet aussi de rechercher les antécédents d’un phénomène politique en établissant en quelque sorte la généalogie des votes exprimés. Le chercheur examine, par exemple, le vote au second tour en fonction des votes au premier ou bien le vote à une élection présidentielle par rapport aux votes exprimés lors d’élections législatives antérieures. Dans ce type d’analyse comme dans l’analyse sociologique, la méthode statistique est d’un grand secours (calculs de coefficients de régression multiple, analyse des résidus, etc.) et tend à supplanter l’explication géographique traditionnelle.Portée de l’analyse écologiqueSi riche soit-elle, l’analyse écologique n’en pose pas moins certains problèmes lorsqu’elle aborde l’explication des comportements.Le premier est celui de la signification de la correspondance géographique du point de vue de la causalité. Que deux phénomènes aient la même répartition sur le territoire signifie-t-il nécessairement qu’ils sont liés par une relation causale? Et tout d’abord, dans quel sens convient-il d’établir cette relation? Pour certains facteurs (de géographie physique par exemple), cela ne fait pas de doute. Ce n’est certes pas parce que les électeurs s’abstiennent qu’il neige en montagne le jour du scrutin... Mais, dans la plupart des cas, il est très difficile de distinguer la cause et la conséquence quand on met en relation des phénomènes humains. Si l’on constate, par exemple – pure hypothèse –, que les votes communistes sont relativement plus nombreux dans les communes où aucune implantation récente d’entreprise n’a eu lieu que dans les communes en voie d’industrialisation rapide, il n’est pas facile de dire quel est le phénomène premier. Est-ce la date de l’industrialisation, le communisme ne prospérant que dans les entreprises traditionnelles, ou est-ce le climat politique de la localité, les entreprises ne s’implantant que dans des communes conservatrices?À cela s’ajoute la difficulté d’apprécier le degré d’indépendance de la variable explicative par rapport à d’autres variables. Deux séries peuvent varier de façon concomitante, simplement parce qu’elles sont toutes deux liées à un troisième phénomène caché. A. Siegfried l’avait fort bien compris, qui manifestait toujours une grande réserve à l’égard des explications uniques. «Au commencement de mes études sur l’Ouest, écrit-il, j’avais cru qu’il serait possible de déterminer des relations directes entre la géologie et les tendances politiques [...]. En réalité, les rapports de la géologie et de la politique – réels cependant – ne peuvent être présentés raisonnablement que d’une façon indirecte, assez lointaine, et à travers plusieurs transformations. Par exemple, la géologie commandera le mode de peuplement en même temps que le mode d’exploitation, et par là, réagissant sur le mode de propriété et sur les rapports des classes entre elles, elle finira par avoir une répercussion sur la vie politique elle-même [...]. Ces répercussions sont essentiellement médiates et ne se développent de façon saisissable que selon certaines combinaisons, qui ne se produisent pas nécessairement. C’est dans ce sens que nous disions plus haut qu’il ne faut jamais chercher l’explication d’une tendance politique dans une cause unique mais toujours dans une combinaison complexe de causes concordantes» (Tableau politique de la France de l’Ouest sous la troisième République ).L’utilisation croissante des techniques statistiques et notamment des calculs de corrélations pose un autre problème, fondamental pour apprécier la portée de l’analyse écologique: celui de savoir dans quelle proportion on peut interpréter en termes individuels une corrélation établie au niveau d’unités collectives. Dans quelle mesure, par exemple, le fait de savoir qu’il existe une forte corrélation positive entre le pourcentage d’ouvriers et le pourcentage de votes communistes au niveau d’unités collectives comme les départements éclaire-t-il sur la propension des individus de condition ouvrière à voter pour le parti communiste? Ce problème a été étudié par R. Boudon, qui remarque qu’en logique il n’y a pas nécessairement de lien entre la corrélation «collective» et la corrélation «individuelle». On peut imaginer aisément des exemples où une corrélation positive très élevée serait calculée au niveau des unités territoriales alors qu’au niveau des individus la corrélation serait nulle ou même négative. Les statisticiens ont d’ailleurs montré que le coefficient de corrélation «collective» est généralement plus élevé que le coefficient de corrélation «individuelle» et croît avec la taille de l’unité territoriale considérée: cet «effet de groupement» a été mis en lumière par Robinson, qui a calculé qu’entre la race et l’analphabétisme le coefficient de corrélation s’élevait à 0,95 (la valeur 1 représentant une corrélation parfaite) au niveau des neuf divisions géographiques des États-Unis, mais s’abaissait à 0,78 au niveau des quarante-huit États et à 0,20 au niveau des individus. Cette absence de lien logique entre les deux types de corrélation signifie qu’on ne peut interpréter une corrélation «collective» sans faire une hypothèse sur la nature de la dépendance qui lie les deux variables mises en corrélation. L’interprétation directe en termes individuels – qui est encore la plus fréquente, la plupart des chercheurs n’ayant pas pris conscience des limites de la méthode – repose simplement sur l’hypothèse implicite que la variable expliquée (le vote communiste par exemple) dépend exclusivement, par une relation fonctionnelle linéaire, de la variable explicative (la proportion d’ouvriers). La corrélation «collective» n’est alors que le succédané d’une corrélation individuelle parfaite. Certains travaux ont montré cependant l’intérêt d’hypothèses plus raffinées proposant une relation non linéaire. J. Klatzmann, étudiant, à partir d’une analyse écologique, le vote communiste dans la région parisienne, a montré que la proportion d’ouvriers votant communiste n’était pas constante dans les arrondissements de la capitale et les communes de sa banlieue (relation non linéaire), mais augmentait au contraire dans les unités où les ouvriers étaient les plus nombreux: un ouvrier a plus de chances de voter communiste s’il habite un quartier ouvrier que s’il vit dans un quartier bourgeois.C’est dans la mesure où elle s’adonnera à de telles études, faisant appel à une méthodologie plus poussée, que l’écologie électorale progressera dans les années à venir et dépassera le stade de la simple constatation de correspondances géographiques pour proposer des modèles explicatifs du comportement.2. Psychosociologie électoraleL’analyse psychosociologique repose sur l’enquête directe auprès des individus. Elle s’est développée parallèlement au progrès des techniques de sondages auprès d’échantillons représentatifs et des méthodes d’interview. Aux États-Unis, elle a été appliquée de longue date aux phénomènes électoraux. En Europe, elle ne s’est vraiment imposée dans ce domaine qu’à partir des années soixante. Partout sa richesse pour l’explication des attitudes et des comportements lui confère une grande vitalité. Mais, comme l’analyse écologique, elle parvient aujourd’hui à l’heure des bilans et on peut essayer d’apprécier sa portée.Types d’explication psychosociologiqueLes enquêtes électorales permettent d’approfondir l’analyse sociologique des votes et de faire intervenir des facteurs proprement psychologiques dans l’explication.On fait appel aux appartenances sociales des individus pour rendre compte de leur comportement. Or, beaucoup de ces appartenances échappent à l’investigation écologique. Qu’il s’agisse de l’appartenance à une catégorie bio-sociale comme le sexe, de l’affiliation à un groupe volontaire – association, syndicat, etc. – ou de l’insertion dans ce que les sociologues appellent un groupe primaire (petit groupe où chacun a des relations directes et fréquentes avec les autres membres) comme la famille ou le groupe de travail, seule l’enquête directe permet d’établir un rapport entre la condition sociale et le comportement politique.Moins souvent pratiquée que la précédente, l’explication psychologique ouvre des perspectives intéressantes dans deux directions. La première est la recherche de l’influence du caractère ou de la personnalité de l’électeur sur son comportement électoral. Le psychologue cherche par exemple à savoir dans quelle mesure l’ouverture d’esprit et l’estime de soi sont liées à la participation ou dans quelle mesure la rigidité autoritaire prédispose au vote conservateur. Ces interrogations nécessitent la mise en lieu de tests psychologiques complexes et, par conséquent, font très rarement l’objet d’enquêtes auprès de vastes échantillons de population. L’analyse psychologique en profondeur est le domaine par excellence des études intensives menées sur quelques cas: elle encourt évidemment le reproche de perdre en représentativité ce qu’elle gagne en signification.La seconde voie d’approche psychologique est l’étude des motivations. Il ne s’agit plus cette fois de mettre en relation les caractéristiques sociologiques ou psychologiques des individus avec leur comportement électoral, mais de les interroger sur les raisons de ce comportement, de découvrir pourquoi ils ont participé au scrutin ou se sont abstenus, pourquoi ils ont voté pour tel ou tel candidat, pourquoi ils sont restés fidèles ou ont changé de parti, etc. Aucune explication sérieuse ne peut se passer d’informations de cette nature.Intérêt et limites de l’analyse psychosociologiqueL’application des méthodes de la psychologie sociale à l’étude des élections a permis de répondre à des questions fondamentales que l’analyse écologique laissait en suspens. Cela ne veut pas dire que cette approche n’ait pas ses limites.Certaines sont purement techniques. On peut citer par exemple les problèmes que pose la dimension des échantillons dans les sondages d’opinion. La théorie statistique montre qu’à partir d’un certain seuil, la représentativité n’est pas améliorée de façon significative quand on augmente la dimension de l’échantillon. Aussi la plupart des enquêtes font-elles appel à des échantillons relativement restreints (de l’ordre en France de 1 000 à 2 000 personnes pour un sondage national). Cette pratique est économique, mais elle a l’inconvénient de rendre peu significative une analyse détaillée des sous-groupes composant la population. Sur un échantillon de 2 000 personnes, on aboutit vite à des nombres dérisoires quand on veut étudier les votes de telle ou telle catégorie sociale. Supposons que l’on veuille comparer les votes des ouvriers et des ouvrières de moins de trente-cinq ans. On trouvera dans le sondage deux groupes d’une centaine d’individus parmi lesquels, compte tenu des abstentions, l’électorat de chaque parti ne dépassera jamais quinze ou vingt personnes. C’est peu pour une analyse représentative! Autre difficulté technique, celle qui tient à la longueur du questionnaire. Pour être complète, l’enquête doit comporter de très nombreuses questions. Mais, si l’on ne veut pas rebuter les personnes interrogées, l’entretien ne peut être très long. Il faut seulement espérer, dans ces conditions, que les questions qu’on écarte ne feraient pas apparaître d’explication décisive.À ces problèmes techniques, dont la solution dépend étroitement du budget de l’enquête, s’ajoutent des difficultés plus profondes qui tiennent à la méthode elle-même.La première de ces difficultés résulte du décalage dans le temps entre le moment de l’enquête et le moment du vote. Ce décalage est absolument inévitable, même si l’on s’efforce généralement de le réduire. Si l’enquête a lieu avant l’élection, les intentions qu’elle mesure peuvent se modifier encore avant le scrutin: tous les sondages effectués lors d’une campagne électorale ne montrent-ils pas la mobilité de l’opinion ? Si l’enquête a lieu après l’élection, l’électeur peut fort bien ne plus se souvenir de son choix, et cela surtout si un certain temps s’est écoulé entre le vote et le sondage, ce qui se produit nécessairement quand on demande aux personnes interrogées quels étaient leurs votes à des consultations antérieures – parfois vieilles de plusieurs années – pour connaître leur évolution. Souvent, dans ce cas, l’électeur reconstruit de toutes pièces son itinéraire politique, imaginant tantôt qu’il a toujours voté comme il vote au moment de l’enquête, tantôt qu’il a voté jadis comme la majorité des électeurs et il grossit alors a posteriori le camp des vainqueurs.On notera qu’on a présumé la bonne foi de la personne interrogée. Dans la réalité, la dissimulation et l’insincérité sont beaucoup plus rares qu’on ne le dit souvent. Elles ne posent de véritable problème que pour la mesure des conduites considérées comme déviantes sinon répréhensibles dans une culture donnée. C’est le cas par exemple pour l’abstentionnisme qui ne peut guère être étudié à partir des sondages tant la distorsion est constante entre les comportements indiqués dans les enquêtes pré- ou post-électorales et les comportements réels. Ce peut être aussi ce qui se passe pour le vote «extrémiste». En France, par exemple, les sondages ont souvent tendance à sous-estimer les voix du Parti communiste et du Front national.Ces problèmes sont réels, mais ils sont à la réflexion relativement secondaires. Il n’en est pas de même de l’objection que l’on peut faire aux études de motivation [cf. MOTIVATION]. On a dit plus haut l’intérêt de ce type d’études, mais il conviendrait de ne pas en exagérer la portée. Que valent en effet les raisons alléguées par les électeurs? Si elles sont exprimées spontanément, en réponse à une «question ouverte» de l’enquêteur, elles sont généralement d’une grande pauvreté. Les personnes interrogées ont sans doute du mal à exprimer de façon rationnelle ce qu’elles sentent confusément. Mais si le questionnaire propose un choix d’options plus ou moins fermé, on risque fort de susciter des réponses artificiellement rationalisées, de construire des motivations plutôt que de les enregistrer. Par sa nature même, l’enquête peut appréhender les attitudes profondes seulement par le biais de leurs expressions superficielles et versatiles que sont les opinions. Elle ne saisit pas les causes qui restent inconscientes et privilégie les raisons immédiates, présentes à l’esprit de l’électeur, mais s’inscrivant à son insu dans un faisceau d’influences beaucoup plus large.Pas plus qu’elle ne peut se contenter d’une cause unique, l’explication ne peut donc reposer sur l’utilisation exclusive d’une méthode unique, si raffinée soit-elle.3. Les facteurs du comportement électoralL’utilisation conjointe des deux méthodes décrites ci-dessus a permis de dégager trois grands types de facteurs du comportement électoral: la condition sociale de l’électeur, la tradition locale, les conditions politiques de la consultation.La condition socialeLa lecture du tableau 1, tiré d’une enquête effectuée par la Sofres après l’élection présidentielle de 1981, montre à quel point les votes diffèrent d’un groupe sociodémographique à l’autre.Les femmes, les personnes âgées, les industriels, les cadres supérieurs et les agriculteurs sont les catégories les plus conservatrices. Les ouvriers et, dans une moindre mesure, les employés se tournent plus volontiers vers les partis avancés. On noterait des différences aussi sensibles en ce qui concerne la participation au scrutin: les femmes, les électeurs les plus jeunes et les plus vieux, les membres des couches sociales les moins favorisées s’abstiennent plus que les hommes, les électeurs dans la force de l’âge et les cadres de la société. Quelle que soit l’importance des différences constatées de la sorte dans le comportement des diverses catégories sociales, il n’y a cependant jamais de coïncidence absolue entre les clivages socio-démographiques et les clivages politiques. Si 62 p. 100 des ouvriers votent à gauche, 34 p. 100 votent à droite. C’est que la condition sociale ne s’exprime pas directement dans les comportements. Son influence dépend beaucoup de la façon dont l’électeur considère sa situation, de sa «conscience de classe socio-démographique». Plusieurs études, dont celle de Michelat et Simon, ont montré que les choix électoraux variaient plus suivant l’affiliation subjective à une classe sociale que d’après l’appartenance objective. Selon qu’ils se considèrent de la classe moyenne ou de la classe ouvrière, par exemple, des techniciens de même statut voteront dans un sens plus ou moins progressiste; on sait d’ailleurs le rôle que joue le groupe de référence dans la formation des attitudes politiques.Une étude effectuée après les élections françaises de 1978 (Capdevielle et al.) a dégagé l’importance d’une variable clé pour l’étude des élections: la possession d’un patrimoine, qui semble plus déterminante que le revenu dans l’orientation des votes.La tradition localeEn raison des dimensions trop faibles des échantillons, il n’est généralement pas possible de trier les résultats des enquêtes suivant des critères géographiques. Or, dans ce domaine, les moyennes nationales sont très trompeuses. Rien ne le montre mieux qu’une étude de l’élection présidentielle française de 1965, dans laquelle F. Goguel s’est attaché à rechercher quels milieux sociaux étaient les plus favorables au général de Gaulle et à ses principaux concurrents dans un échantillon d’une dizaine de départements représentatifs de la diversité des traditions locales. Dans chaque cas, F. Goguel compare la structure sociale dans l’ensemble du département, dans les cantons qui, respectivement, sont les plus favorables au général de Gaulle, à F. Mitterrand (union de la gauche) et à J. Lecanuet (centre droit). Considérons seulement les résultats pour les deux principaux candidats dans deux départements de tradition politique opposée (tabl. 2). Il suffit d’un coup d’œil pour apprécier la diversité sociologique des électorats d’un même candidat sur le territoire. En Ille-et-Vilaine, département orienté à droite et représentatif de l’Ouest clérical, le gaullisme tire sa force des éléments sociaux conservateurs et n’intéresse que faiblement les couches sociales montantes, alors que l’opposition de gauche est la plus forte dans les milieux liés à l’urbanisation et à l’industrialisation. En Haute-Vienne, en revanche, le gaullisme apparaît comme une force urbaine liée aux couches sociales modernes, alors que l’opposition de gauche – qui est ici dans un de ses bastions traditionnels – recrute sa clientèle dans ces couches paysannes qui lui échappaient totalement en Ille-et-Vilaine.Cette inversion complète montre bien que la tradition politique locale joue un rôle aussi important que la condition sociale dans la détermination des comportements. Mais d’où vient cette tradition? Sur quoi repose le clivage idéologique qui partage le pays en régions de gauche et en régions de droite? En France, le facteur le plus souvent invoqué à cet égard est d’ordre religieux: la carte des régions politiques orientées à droite ne coïncide-t-elle pas assez largement avec celle des régions de pratique catholique intense? Sans doute. Mais certaines études historiques incitent à considérer avec prudence les relations du religieux et du politique. C’est ainsi que P. Bois, dans sa thèse sur les Paysans de l’Ouest , cherche à savoir comment et quand est apparue dans le département de la Sarthe la division politique qui opposait encore en 1956 la partie ouest du département, conservatrice et naguère cléricale, et la partie sud-est, progressiste et anticléricale. Sous la IIIe République, la division est nette dès 1871. Sous la IIe République, elle apparaît déjà en 1848 à la première élection au suffrage universel. Il faut donc en chercher les causes plus loin dans le temps. Si l’on s’arrête à la Révolution, on note que l’insurrection royaliste des chouans a prospéré dans la région qui vote aujourd’hui à droite et n’a pas réussi dans celle qui soutient la gauche: le clivage est donc plus ancien. On en arrive ainsi aux états généraux de 1789. Cette fois, la division actuelle du département n’apparaît pas. Bien plus, les positions sont inversées. La zone occidentale, aujourd’hui orientée à droite, exprime dans ses «cahiers de doléances» un anticléricalisme assez fort tandis que la zone orientale, aujourd’hui tournée à gauche, est beaucoup plus modérée. On en conclut que le changement s’est fait pendant la Révolution, entre les états généraux et l’insurrection chouanne. L’étude de cette période révèle que s’est développé alors à l’ouest un conflit très aigu entre les paysans relativement riches et la bourgeoisie des villes à propos de l’achat des terres du clergé convoitées de longue date par le peuple des campagnes. Les paysans qui pouvaient prétendre les acquérir ont été frustrés par la bourgeoisie qui s’en est emparée. Au sud-est, en revanche, les paysans, plus pauvres, se sont sentis solidaires d’une bourgeoisie marchande qui assurait l’écoulement des produits agricoles et notamment des toiles tissées dans les campagnes. Or cette bourgeoisie incarnait la révolution libérale de 1789. Par réaction contre elle, les paysans de l’ouest se sont lancés dans la chouannerie. C’est pour des raisons politiques qu’ils ont soutenu la cause de l’Église catholique qu’ils critiquaient si sévèrement quand ils espéraient bénéficier de ses terres. Le facteur religieux semble être ici très nettement second par rapport au facteur politique. Il a seulement entretenu un clivage fondamental dont la raison d’être était plutôt politique et sociale. Cet exemple montre assez qu’il est important de remonter aux sources de la tradition locale pour comprendre les comportements présents. Le sociologue électoral qui ne ferait appel ni à l’histoire ni à la géographie se priverait à coup sûr, en France tout au moins, d’une des clés de l’explication.Les conditions politiques de la consultationOn a parfois l’impression, à lire certains travaux de sociologie électorale, qu’une élection serait une sorte de recensement où chaque électeur se prononcerait exclusivement en fonction de ses caractéristiques sociales ou démographiques. C’est une déviation regrettable. On ne doit pas oublier que le vote est au premier chef la réponse de l’électeur à une question politique. Et il est certainement aussi important de connaître la nature de la question posée que la personnalité du sujet interrogé pour expliquer le contenu de la réponse donnée le jour du scrutin.Les pays où les études électorales font traditionnellement appel à la méthode écologique se sont engagés plus lentement dans cette voie que ceux qui demandent aux enquêtes l’essentiel de leur documentation. Mais on observe partout une tendance à faire de plus en plus de place aux facteurs proprement politiques.Une direction intéressante paraît être, tout d’abord, la comparaison des comportements électoraux à des consultations de nature différente: élection nationale et élection locale, élection générale et élection partielle, élection présidentielle, référendum et élections législatives, premier et second tour, etc. Les premiers résultats montrent en effet des différences considérables du point de vue tant de la participation que des choix effectués et permettent d’apprécier plus justement l’influence de certains facteurs comme l’enjeu de l’élection, le rôle des personnalités, etc.Autre direction de recherche: l’étude des effets de la conjoncture politique telle qu’elle apparaît à travers le prisme plus ou moins déformant de la campagne électorale (variations de l’opinion durant la campagne, structuration progressive des choix autour de certains thèmes clés, réactions de l’électorat aux moyens d’information de masse). Cette conjoncture prend de plus en plus d’importance à mesure que les électeurs sont plus informés et mieux formés. Un «nouvel électeur» plus rationnel et sans doute plus mobile est en train d’apparaître.Il n’en reste pas moins que le comportement électoral traduit aussi des attitudes politiques plus stables et plus profondes, que la psychologie politique s’efforce de connaître et de mesurer. Le maître livre des études électorales américaines, The American Voter , que l’on doit à l’équipe de l’université du Michigan animée par A. Campbell, a mis en lumière le jeu de ces attitudes et découvert dans l’identification à un parti un maillon fondamental dans la chaîne des variables explicatives du comportement politique aux États-Unis. En France, des études comparables ont été menées depuis 1965. La démarche des spécialistes de la Sofres, auteurs des Familles politiques aujourd’hui en France , retrouve en effet celle de l’équipe du Michigan: le jeu de l’identification à une famille (extrême gauche, gauche, centre, droite, extrême droite, marais) rappelle d’assez près celui de l’identification à un parti dans le modèle américain.L’accent mis sur les familles politiques, et donc sur la distinction droite-gauche, rappelle les conclusions des grandes études d’André Siegfried sur la IIIe République. Signe évident qu’aucune étude électorale ne peut ignorer les hypothèses ou les résultats d’études menées suivant des méthodes différentes. C’est au contraire en reconnaissant la complémentarité de toutes les voies d’approche du comportement que la sociologie électorale doit désormais progresser.
Encyclopédie Universelle. 2012.